Un invincible hiver

Par Blaise Agresti, guide et ancien responsable du secours en montagne.

Virginie Troussier vient d’écrire un livre puissant, indélébile. “Au milieu de l’été, un invincible hiver” raconte le drame du pilier du Frêney de l’été 1961. J’ai raconté ce drame à deux reprises dans mes livres avec une forme de platitude narrative. Et à la lecture du texte de Virginie je mesure la profondeur de son écriture. Elle nous offre le vertige des sentiments que la montagne impose dans son ambivalence cruelle. J’avais été bouleversé par le livre de Pierre Mazeaud “Montagne pour un homme nu” et par le récit de Walter Bonatti dans “A mes montagnes”, qui témoignent chacun à sa manière de cette terrible agonie collective. J’ai aussi en tête cette image voilée prise par Walter Bonatti au cœur de la tempête. Mais le livre de Virginie a résonné particulièrement en ces temps troublés de pandémie. 

Certains lieux conservent la mémoire des hommes. Le pilier central du Frêney tient une place singulière dans l’imaginaire montagnard.

Au bivouac de la Fourche en ce 9 juillet 1961, Pierre Mazeaud et ses compagnons Pierre Kohlmann, Robert Guillaume et Antoine Vieille, se préparent pour cette ascension qui repousse les meilleurs alpinistes depuis quelques années déjà. Ils sont surpris et heureux d’accueillir le soir même le grand guide Walter Bonatti, ses compagnons Andrea Oggioni et Roberto Gallieni. Après une discussion amicale, les deux cordées décident de s’engager ensemble pour tenter la première du “pilier” : 800 mètres d’escalade sur un granit rouge flamboyant. Dès le lendemain, les six alpinistes traversent le glacier vers le col de Peuterey, le moral est au beau fixe. Les premières longueurs s’enchaînent. Pierre Mazeaud est heureux. Le premier bivouac sur une vire étroite est un moment de fraternité et de joie.


Le mardi 11 juillet à 3H30, Walter Bonatti repart en tête, efficace. La progression est rapide et le deuxième ressaut est franchi. Voici que se dresse la section la plus verticale, cette fameuse chandelle du Frêney. Pierre reprend la tête : “j’entreprends la lutte, confiant, sûr, le rocher merveilleux est un ami.” L’escalade artificielle est magnifique : “ les clous chantent, je suis bien, je hurle ma joie”. Les nuages noirs de l’orage sont pourtant là, en quelques minutes le scénario bascule : “je sens des douleurs dans mes doigts, des flammèches courent sur mon marteau”. La foudre frappe, aveugle. Après avoir accroché son matériel à un piton, Pierre redescend vers ses compagnons. La tempête est d’une rare violence, électrique, fulgurante. “L’angoisse de la mort nous saisit”. Pierre Kohlmann sera le premier frappé par la foudre, à l’oreille. La nuit est dantesque. La toile de vinyle qui leur sert d’abri est dérisoire. Kohlmann reprend un peu ses esprits. Au coeur de la nuit, la foudre va le frapper une deuxième fois. Il glisse le long de la corde. Mazeaud le retient et le prend dans ses bras “il pleure doucement en me regardant ; je ne l’ai jamais tant aimé. Quoi de plus fort que l’amitié ?”.


Au petit matin, la tempête continue de faire rage, impossible de bouger. Les regards sont tendus vers le ciel et le sommet de la Chandelle à 80 mètres au-dessus d’eux qui les sépare de la sortie. La cordée décide d’attendre. Malgré le froid, la déshydratation, ils espèrent tous sortir par le haut. Pendant deux journées, les hommes vont lutter pour survivre et tenter de gravir les dernières longueurs. Les cordes collent aux doigts, raidies et gelées. Rien n’est possible.


Vendredi 14 juillet

Le vendredi 14 juillet 1961, la décision de battre en retraite est prise. Bonatti pose les rappels, Oggioni ferme la marche, Mazeaud soutient l’équipe. Les manœuvres sont interminables. Au prix de mille efforts, les six hommes parviennent à descendre au pied du pilier. Mais l’épuisement gagne. Dans les derniers mètres, la retraite se transforme en agonie. Les alpinistes tombent, épuisés, les uns après les autres. Dans un sursaut d’énergie Bonatti réussit à remonter les flancs du glacier du Freney et rejoindre le refuge Gamba où les secouristes sont entassés. Le bilan est terrible Oggioni, Kohlmann, Vieille et Guillaume sont morts. Le Pilier Central du Frêney est entré cruellement dans la légende.


Ce que j’ai aimé dans le livre de Virginie Troussier, c’est la profondeur de l’écriture, sa poésie et sa densité pour décrire ces moments quasi indescriptibles. Et je me disais aussi que la souffrance et l’adversité ne pouvaient être sublimés que par la puissance de la fraternité qui a lié sans faille cette cordée Bonatti-Mazeaud et leurs frères d’infortune. Une leçon à entendre en ces temps troublés.

 

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