342 Heures dans les Grandes Jorasses
50 ans : retour sur le drame qui a marqué l’histoire de l’alpinisme, suivi d’un commentaire de Blaise Agresti sur les leçons managériales à en tirer.
Extrait du livre “Une histoire du secours en montagne” de Blaise Agresti.
25 février 1971 : sur la DZ des Bois, René Desmaison descend de l’hélicoptère seul, hagard. Son pantalon est déchiré, son regard halluciné. Mais il est un homme debout. Jean Franco le prend dans ses bras. Le compte à rebours s’achève après 342 heures de lutte acharnée. A travers son récit “342 heures dans les Grandes Jorasses”, la mort de Serge Gousseault, son compagnon de cordée, est entrée dans la légende de l’alpinisme. L’épilogue d’un combat féroce pour gravir en hiver une face parmi les plus difficiles des Alpes. Cette ascension se voulait comme une signature en sol majeur de la carrière de René Desmaison qu’il portera longtemps comme un fardeau de culpabilité...
Avec Serge Gousseault, ils étaient partis du refuge de Leschaux au petit matin du 10 février. L’ascension est très difficile, alternant escalade rocheuse et glaciaire. Chaque mètre est gagné avec peine. Les bivouacs sont inconfortables et le froid toujours intense. René déploie tout son talent et son expérience. Les jours se succèdent et la cordée continue de progresser coûte que coûte. Le 16 février René sent que Serge commence à faiblir, l’épuisement gagne. Il hésite. Faut il s’échapper vers l’arête des Hirondelles et ainsi raccourcir l’ascension ? Renoncer au sommet ? En montagne, ce genre de décision est délicat : faire demi-tour ou s’échapper, c’est aussi renoncer à la réussite et à la gloire qui souvent l’accompagne. S’engager par la force de sa volonté est aussi la marque des plus grands alpinistes. Mais l’obstination obscurcit parfois le discernement : qui resterait lucide en de telles circonstances ?
La cordée décide de poursuivre vers le sommet. La progression se fait au ralenti mais René ne lâche rien. Piton après piton, mètre après mètre, il se bat comme un lion. Encore une nuit, puis encore un autre jour. Serge souffre de plus en plus. Le sommet se rapproche. Encore une nouvelle nuit. Le temps et les repères s’évanouissent. La cordée vient buter sur un mur raide et lisse. Nous sommes le 19 février 1971. Elle ne bougera plus désormais.
En bas dans la vallée, l’aura d’invincibilité de René Desmaison atténue l’inquiétude des équipes de secours. Pourtant, un vol de reconnaissance est programmé le 20 février. L’hélicoptère s’approche, le mécanicien ouvre la porte latérale. Sans le vacarme du rotor, la cordée serait à portée de voix. Il faut donc communiquer par gestes. Le mécanicien lève le pouce de sa main : “vers le haut ? vers le bas ? Tout est OK ?”. René répond par plusieurs gestes, montre son compagnon, doigt tendu. Au deuxième passage de l’hélico, il est de nouveau dans son sac de couchage. Dans la machine, le mécanicien Mezureux et le gendarme Monet ont compris “pouce vers le haut”. Tout va bien donc, ils redescendent vers la vallée, rassurés.
La nuit qui vient est une torture. La cordée est au plus mal. Encore une journée se passe, immobile. “Terrassé par mille peurs”, René abdique. Les cordes sont coupées, Serge a les mains gelées. Ce sera sa dernière nuit. René est au bord du gouffre. Nous sommes le 22 février. En raison d’un vent violent, les hélicoptères sont incapables de s’approcher.
Dans la vallée les médias se passionnent pour cette histoire. La pression est à son comble. Mais il faudra attendre encore quatre longues journées pour qu’une opération de secours puisse être organisée.
Le 25 février, le dénouement est proche. Un pilote astucieux, Alain Frébault, réussit à poser son hélicoptère entre les deux pointes sommitales des Grandes Jorasses, dans un secteur moins turbulent. Rapidement, les équipes de secouristes sont déposées. Gérard Devouassoux s’est imposé pour descendre vers René. Les deux hommes s’étaient affrontés en 1966 dans la face Ouest des Drus lors du secours des deux allemands. Mais les rôles sont ici inversés. René est la victime, Gérard a le beau rôle. Les médias savourent la mise en scène. L’opération de secours est rapide. René est redescendu par l'hélicoptère vers la vallée.
Dans son lit d’hôpital, René s’interroge sur la lenteur des secours : “trop de mollesse et une absence évidente de conviction” dit-il. L’accusation est relayée en direct sur les ondes de l’ORTF. Du côté des autorités, c’est une autre accusation qui pointe : pourquoi René a-t-il autant tardé à demander le secours ? Pourquoi n’a-t-il pas réalisé les signaux conventionnels d’appel au secours ? L’enquête du capitaine Mollaret, patron du peloton spécialisé de haute montagne (PSHM), est implacable, la conclusion foudroyante. René est accusé d’homicide volontaire ! La France entière suit l’affaire en direct sur le plateau de l’émission populaire “les dossiers de l’écran”. Maurice Herzog, maire de Chamonix et ancien vainqueur de l’Annapurna, le premier sommet de 8000 jamais gravi, s’érige en philosophe : “quelle aurait été dans ce cas notre propre attitude ? Il s’agit là de débats intérieurs qui font jouer les mobiles les plus profonds des hommes et ce n’est qu’avec la plus grande pudeur qu’on peut les évoquer.” Le rideau peut se refermer. L’affaire sera classée sans suite par le procureur. Mais René portera longtemps la mémoire de Serge Gousseault. Les sentiers de la gloire sont souvent tortueux et la confrontation est avant tout intérieure.
Prise de hauteur, et leçons managériales à en tirer :
L'affaire Gousseault-Desmaison est un concentré des dilemmes de l'incertitude. Poursuivre, renoncer, se faire secourir... Quelles sont les leçons managériales que nous pouvons en tirer ?
Du côté des secouristes, nous pourrions dire qu'il faut être capable d'interpréter les non-dits, les lapsus gestuels, les silences... et essayer de se mettre à la place de René Desmaison pour comprendre son incapacité mentale à verbaliser la détresse de sa cordée. Pourquoi est-ce aussi difficile pour un dirigeant, un premier de cordée, de demander aide et assistance ? Nous arrivons bien vite dans le territoire des choix intimes, des égos, des biais cognitifs... A 80 mètres du sommet, comment accepter le renoncement et l'échec ? Pourquoi le sommet polarise-t-il autant le désir des Hommes ?
Mont-Blanc, Everest, et Grandes Jorasses sont des cousins germains de la réussite professionnelle, de l'ambition, de l'envie de réussite. Mais, lorsque l'incertitude s'installe, ce sont autant de pièges heuristiques que le dirigeant doit apprendre à déjouer.